« Qu’on me laisse en paix avec mon deuil et ma solitude. Ne me parlez
plus de ces choses, respectez mon veuvage. Revenons au fourneau : un plat
soigné et recherché est le vatapá de poisson, le plus remarquable de toute la
cuisine de Bahia. Ne me dites pas que je suis jeune, car je suis veuve et morte
pour toutes ces choses. Un vatapá pour dix personnes et qu’il en reste, comme
il se doit.
Préparez
deux baudroies bien fraiches. Prenez du sel, de la coriandre, de l’ail et de
l’oignon, quelques tomates et un jus de citron.
Quatre
cuillers à soupe de la meilleure huile d’olive portugaise ou espagnole ;
j’ai entendu dire que la grecque est
encore meilleure, je ne sais.
Si
je trouve un fiancé, que faire ? Quelqu’un qui s’emparerait de mon désir
mort, enseveli avec le défunt ? Que savez-vous, petites, de l’intimité des
veuves ? Désir de veuve n’est que désir de débauche et de péché, une veuve
sérieuse ne pense pas à ces choses et n’en parle pas. Laissez-moi en paix dans
mon brasier.
Faites
revenir le poisson dans tous ces condiments et faite le cuire dans un petit peu d’eau, un petit peu seulement,
presque rien. Puis il suffit de passer la sauce et la mettre à part, et
continuons.
Si
ma couche est un triste lit pour dormir, rien que pour dormir, sans autre
raison d’être, qu’importe ? Tout au monde a ses compensations. Rien de
mieux que de vivre tranquille, sans cauchemar, sans désir, sans se consumer
avec le ventre en feu. Il ne peut y avoir de vie meilleure que celle de veuve
sérieuse et avisée, une vie paisible, libérée de l’ambition du désir. Pourtant,
si ma couche n’était pas un lit pour dormir, mais un désert à traverser, un
sable échauffant de désir et sans issue ? Que savez-vous de la vie secrète
des veuves, de leur couche solitaire ? Vous êtes venues ici pour apprendre
à cuisiner et non pour savoir le prix du renoncement, le prix à payer en
angoisse et solitude pour être une veuve honnête et circonspecte. Continuons la
leçon.
Prenez
une râpe et deux noix de coco bien choisies – et râpez. Râpez avec énergie,
allons râpez : on dit que l’exercice évite les mauvaises pensées (…)
(…)Si
le vatapá parfumé de gingembre, de poivre, de cacahuètes, n’est pas encore
assez fort pour donner de la chaleur aux convives, faut-il ajouter d’autres
condiments ? Est-ce vraiment nécessaire ? Jamais je n’ai eu besoin de
gingembre ni de cacahuètes ; c’étaient la main, la langue, la parole, la
lèvre, son profil, sa drôlerie, c’était lui qui me découvrait du drap de lit et
de la pudeur pour la folle astronomie de son baiser, pour m’allumer en étoiles
dans son miel nocturne.
(…)
Je suis une veuve, il ne sied même pas à mon état de parler de ces choses.
Veuve penchée sur le fourneau pour cuisiner le vatapá, pesant le gingembre,
l’arachide, la poivre malaguette, et rien de plus.
Jorge
Amado
Dona
Flor et ses deux maris - 1966
Le vatapá,en sus d’un délicieux prétexte littéraire à l’un des plus
grands auteurs brésiliens, est un plat « originaire » de la région de
Bahia au Nordeste du Brésil. « Originaire » avec des guillemets tant
cette cuisine aux croisements des cuisines ibériques, indigènes et africaine
est métissée et inventive. Le mot vient d’ailleurs de la langue Yoruba (peuple
africain ayant payé un lourd tribut à la traite des esclaves) dans laquelle il
signifie « pâte épicée de fruits de mer ». Ce plat, quand il est
richement agrémenté de poisson ou crevettes se sert seul avec du riz, mais sa
version moins garnie, ici présentée, sert aussi à garnir les acarajé, ces beignets frits de pâte de haricots,
emblèmes de la cuisine de rue bahianaise. (J’ai passé une journée entière à
essayer de faire ces beignets, je dis bien essayer, que je mettrai
prochainement en ligne dans la rubrique « massacre en cuisine …)
C’est un ragout de pâtes de
crevettes séchées, arachides, noix de cajou, épaissi avec du pain mouillé de
lait de coco. Sa belle couleur traditionnelle jaune (que le mien n’a
pas !) vient de l’utilisation exclusive… d’huile de palme, qui est
naturellement de couleur rouge-orangée. Outre les piètres qualités
nutritionnelles de cette huile, riche en acides gras saturés, et sa
surconsommation mondiale controversée (facteur de déforestation pour planter
des palmiers à huile), même si j’avais eu le culot de vouloir en acheter
j’aurais probablement dû faire 100 km. J’ai donc utilisé de l’huile d’olive
pour mon vatapá, comme Dona Flor, et j’ai triché en rajoutant à la sauce un peu
de concentré de tomate, histoire de lui donner une couleur un peu ocre. Malgré tous mes efforts, le résultat bien que moins coloré que celui des rues de Salvador de
Bahia, est délicieux (mais pas léger-léger, je vous le concède…)